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IRIS & MAUDE

24 Novembre 2019 – Aubervilliers

IRIS – 30 ans

« Je suis brésilienne, je viens de Rio, une ville qui est au bord de la mer, où on a un rapport à la rue qui n’est pas du tout le même qu’ici. Je pense que c’est beaucoup à cause de la météo, tout simplement. Je viens d’une culture de la rue, on se l’approprie tout le temps, la plupart des choses qu’on fait, festives, ou même des réunions, on les fait sur des places. Avec mes potes, on faisait même un barbecue devant un bar. Parfois il y avait des gens qui s’arrêtaient et discutaient avec nous, même si on ne les connaissait pas. Ça rapproche, ça permet de créer de nouvelles relations, tu commences la fête avec dix personnes, et à la fin de la soirée, il y a le double. Il y a une vraie vie dans la rue.

À Rio, il y a aussi beaucoup de problèmes de violences, donc évidemment, tout le monde ne se sent pas à l’aise n’importe où. Tu apprends à être alerte tout le temps, pour toutes les raisons, un vol, des mecs qui te suivent, ça peut arriver pas mal de fois dans une même journée. En tant que femme à Rio, on a la double peur, pas juste de se faire voler, de se faire violer aussi.

Avec ma mère, presque tous les jours après l’école, on allait dans un parc pour jouer. J’étais beaucoup à l’extérieur, même si j’habitais dans un appart. Vers treize, quatorze ans, je commençais à sortir, à rentrer tard, j’allais dans le quartier bohémien avec une copine, ma mère avait un peu peur, mais elle ne m’empêchait pas d’y aller. Je ne me suis jamais empêchée de faire des choses, je ne sais pas d’où ça vient concrètement, mais j’ai toujours eu cette question en moi d’occuper un endroit, un espace, où je ne me sentais pas représentée.

En région parisienne, la rue est un espace public, tu ne peux pas faire des choses privées. Donc il y a un côté contraignant pour tout le monde, ce n’est pas un rapport homme-femme. Il y a trop de règles dans l’espace public, c’est plus difficile de s’approprier la rue de manière générale. Quand je suis arrivée, j’ai vu à quel point j’étais en alerte, et même si je sentais que ce n’était plus trop nécessaire, je ne marchais jamais avec des écouteurs dans la rue. Aujourd’hui encore, car si je ne suis pas à l’écoute de ce qu’il se passe, je ne peux pas éviter une situation dangereuse.

Quand j’habitais à Vitry, tout le monde disait que ça craignait, mais je ne le vois pas du tout comme ça. Je sentais que j’étais plus dans mes habitudes d’alerte qui viennent de Rio, qu’une alerte par rapport au vrai danger local. Ici à Aubervilliers, je sens que ça craint plus, je me sens beaucoup plus vulnérable. Ce sont les hommes qui s’approprient la rue ici, il y a très peu de femmes. Je me souviens de la première fois que je marchais du métro jusqu’à la maison, ça fait une vingtaine de minutes, j’ai vu trois femmes dans la rue, à 23h30. C’est tard mais c’est pas non plus trois heures du mat, il y avait beaucoup de gens, ce n’est pas comme si la rue était vide. Quand tu passes, et que tu es la seule femme, ce n’est vraiment pas cool. Tu te fais une espèce d’armure, tu fais un peu la gueule, mais à l’intérieur tu es en mode « J’ai envie d’arriver ! ». Donc je préfère attendre le bus, ça peut prendre plus de temps parfois, mais marcher, ce n’est vraiment pas confortable.

On a eu au boulot une journée de formation, un collectif de femmes âgées, qui ont fait une enquête pour savoir pourquoi les femmes n’occupaient pas la rue. Il y a une première raison, qui est le manque de toilettes publiques dans la rue, ça limite complètement. Deuxième chose, c’était qu’elles ne se sentaient pas à l’aise. Dans les parcs par exemple, elles n’allaient pas courir parce qu’il n’y avait pas assez de lumière,

Je trouve que la rue permet beaucoup de choses. Elle a un potentiel démocratique très fort. Pendant six ans, à Rio, j’ai intégré un collectif d’arts de rue, le point de rencontre des artistes était sur une place. Toutes les personnes qui passaient à cet endroit, à cette heure, avaient la possibilité de voir les performances. Quand tu fais quelque chose dans la rue, c’est pour tout le monde.

Ma rue idéale… Des trottoirs plus larges, plus d’arbres, encore plus de terrasses, parce que c’est bien de s’assoir et d’être dans la rue en même temps. Plus de bancs, de toilettes publiques, et surtout plus de place sur les trottoirs, pour les personnes, pour les vélos, et moins de place pour les voitures. Et sans les trottinettes ! (rires) »

MAUDE – 30 ans

« Mon rapport à la rue, soit il est efficace, j’ai besoin d’aller d’un point à un autre. Soit je suis en mode architecte, et dans ce cas-là, c’est comme si je me baladais dans une galerie de références, en permanence. C’est un endroit où je me sens bien et anonyme. Où je peux laisser mes oreilles courir, entendre les histoires des autres, chopper des bouts de conversations et des instants de vie. Je rapporte toutes les situations à un futur projet. Pour moi, c’est le deuxième lieu d’observation sociale après le métro.

J’essaie la plupart du temps de passer inaperçue, d’être une petite souris pour être la plus observatrice possible. Ça passe par les vêtements, et par la manière d’être. Une rue où je vais me sentir à l’aise, je vais regarder les gens que je croise, regarder comment les aménagement fonctionnent. Une rue où je ne vais pas être à l’aise, je vais d’un coup être hyper intéressée par ce qu’il se passe au quatrième étage, pour paraître occupée. 

Je pense que ce que m’ont transmis mes parents, c’est de regarder à droite et à gauche quand je traverse, et visiblement, je n’ai pas tout retenu, puisque je me suis déjà faite renverser par une voiture. J’ai des parents qui sont assez curieux, donc je ne pense pas que ça sorte de nul part cette envie de chercher les histoires qui ont eu lieu à tel ou tel endroit d’une rue. Mes parents ne m’ont jamais vraiment mise en garde sur les dangers de la rue, d’autant plus qu’on habitait en milieu rural, avec très peu de passage. Je pense que ça permet d’être un peu innocent et d’avoir un regard neuf. Ça ne développe pas tout un côté craintif. C’est venu ensuite, dans certains endroits par des situations qui se sont passées.

Sur cinq ans à Vitry, il y a trois fois où j’ai eu une frayeur absolue en rentrant du métro, et un nombre incalculable de fois où ça a été cinq minutes de stress intérieur. On avait un code avec mes colocs, si je savais que j’étais suivie, j’appelais à la maison pour dire que j’avais oublié mes clés, et que j’étais à tel endroit. Il y a une fois où ça a vraiment été stressant, parce que la personne était complètement bourrée, m’a plaquée contre un camion, je me suis libérée et j’ai été me réfugier dans un café. Je n’ai pas appelé la police car à 23h, tu as juste envie d’être à la maison, tu n’as pas envie d’attendre une heure pour signaler que ce genre de comportements existe. A rebours, tu te dis « j’aurais dû faire ci ou ça », mais sur l’instant T, tu te dis « j’ai juste envie de rentrer à la maison. »

Il y a tout un collectif d’architectes qui a écrit un article pour dire à quel point l’urbanisme est pensé par le masculin pour le masculin. C’est un fait. Les personnes avec qui on travaille sont souvent des hommes, la rue et les proportions de la rue ont été pensées par un public masculin depuis très longtemps. Donc avant que l’intégralité des rues ne reprennent un schéma qui intègre le féminin, on a quelques années devant nous. Je me dis que de toute façon, on s’adapte un peu à ce qui a été fait. Quand les gens ont la velléité de s’adapter, ça créé des choses très bien. Il y a énormément d’exemples de rues qui ont été réappropriées par leurs habitants, et qui du coup sont investies par eux, sans différenciation de sexe ou d’âge.

Tu ne détaches pas une rue d’un contexte. Ici on est dans un contexte parisien, péri-urbain. Visiblement, l’usage de la rue est pour les hommes, et bien il n’y a plus qu’à ce que ça change. Ailleurs, l’usage de la rue n’est pas du tout masculin. En voyageant un peu dans d’autres pays ou même dans d’autres villes en France, tu te dis que e n’est pas exclusivement masculin de rester dans la rue. L’usage qu’on fait de l’outil rue est propre à un contexte et à une culture.

Ma rue idéale… Déjà elle n’aurait pas de goudron, parce que finalement c’est pas mal les pavés. De la végétation, de la pleine terre et de la perméabilité ! »

Merci à Alice Cannat pour son aide sur cette séance photo !

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